Kouidor – des souvenirs comme ils me viennent de Jacky Charlier (parti trop tôt en 2006)

Les années Kouidor – années 70 – comme si c’était hier : New York – Montréal – Fort-de-France. Années de bouillonnements sociaux, d’éveils, de créativité et de productions culturelles !
Mon conjoint de l’époque, Jean-Richard Laforest et moi-même adhérons immédiatement à l’idée d’un projet de mise sur pied d’un Collectif artistique axé sur le théâtre engagé et la production scénique musicale. La vision de Kouidor que nous présente Jacky Charlier, appuyée par Syto Cavé, c’est l’ancrage dans la culture haïtienne et, dans l’actualisation, la créativité et la modernité. Le terrain ne m’est pas tout à fait familier mais j’ai connu dans mon jeune âge la conjointe de Jacky, Marie-Cécile Corvington au Pensionnat Sainte-Rose-de-Lima, à Port-au-Prince. Cela me rassure.
1969 marque les débuts de Kouidor au Brooklyn Academy of Music de New York avec « Les Puits Errants », une présentation du disque « Pierrot le noir » regroupant les textes d’Anthony Phelps, Émile Olivier et Jean-Richard Laforest. Les productions de Kouidor suivront au fil des ans et seront présentées au public à Paris, New York, Montréal et, plus tard, au Festival culturel de Fort-de-France.
Jean-Richard se joindra aussi à l’équipe pour la conception scénique, en tant que conseiller et critique. Il collaborera, de plus, avec Marie-Cécile Corvington Charlier pour la préparation de maquettes scéniques ainsi que de celles du projet des Cahiers du Collectif culturel Kouidor qui n’ont pas eu le temps de voir le jour.
Pour ma part, comme la majeure partie des activités se déroulent à New York et que je travaille à Montréal à plein temps, ma participation sera de chanter avec le groupe chargé de l’animation avant les pièces de théâtre, d’assurer communication et publicité pour les productions qui ont lieu à Montréal, en particulier. De fournir également une assistance pour l’administration et l’organisation des déplacements et surtout pour l’accueil et le confort des membres de la troupe une fois sur place.
Des souvenirs de Jacky au travail me reviennent. D’abord en juillet 1973 à Fort-de-France. C’est l’année de La Parole des Grands Fonds. Syto et lui travaillent en étroite collaboration.
J’observe le comportement de Jacky envers les acteurs et sa direction artistique. Alors que Syto se préoccupe davantage de la diction, de la projection des voix et de la tonalité, Jacky exige des acteurs une gestuelle sans faille. Ce qui le caractérise le plus à mes yeux c’est sa persévérance, allant jusqu’à l’entêtement et parfois même à l’obstination. Intransigeant, tout doit être parfait. Son pays natal, Haïti, son histoire et son peuple sont pour lui sources de créativité et de fierté. Tout en restant ouvert à l’autre, son amour pour ce pays est entier et inconditionnel. La troupe se doit d’être à la hauteur.
Jacky me fait penser à Helen Keller qui a dit « Ce que nous avons chéri une fois ne peut jamais se perdre, tout ce que nous aimons profondément devient une part de nous–mêmes ».
Avec La Parole des grands fonds, c’est la première participation de Kouidor au festival culturel de Fort-de-France, deuxième édition en 1973 ! La pièce est dédiée à ceux qui n’ont pas voix au chapitre, surtout chez nous depuis 1804. Le public martiniquais, chaleureux, est très réceptif. Grand élan de solidarité et de fraternité. Pour notre part, en tant qu’exilés, nous ressentons une certaine frustration de ne pas être en Haïti pour la première de cette œuvre malgré la joie du pari gagné. Le succès est sans-contredit, qu’il s’agisse des réactions de l’assistance ou des critiques plus avisées en matière de théâtre.
Été 1975, le public attend encore la troupe Kouidor. La pièce au programme c’est Quel Mort tua l’Empereur ? Pour ma part, je continue à donner un coup de main – question administration, organisation et communication, en plus des chants d’animation avec les musiciens associés à Kouidor.
Partant de New York avec le groupe, je dois organiser les escales : Washington – Antigua -– Pointe-à-Pitre – Fort-de-France. Vérifier les documents officiels et les billets d’avion (et, au retour, j’aurai à gérer, en plus, la réception et la distribution des cadeaux que nous offrent au pied de l’avion et si généreusement, les admirateurs de la troupe : mangues, bananes sous forme de régimes, pain de patate, confitures, pâtes de fruits, etc. Une fois dans les airs, il me faudra faire ingurgiter le maximum de fruits frais aux membres de la troupe et prendre le risque de voyager avec le reste, ce qui fera l’objet de longues mais fructueuses négociations en bout de ligne avec le douanier à l’aéroport de San Juan, notre escale avant New York. Jacky me fait confiance et me laisse toutes les décisions à cet égard. La plus grande partie des cadeaux sera sauvée !)
Revenons à Fort-de-France, en ce jour de juillet 1975. La veille du spectacle, dans une voiture avec chauffeur et munie d’un haut parleur sur le capot, que nous a prêtée la Mairie, Mireille Barberousse et moi-même partons annoncer Quel mort tua l’empereur ? Sillonnant surtout la campagne, évitant le centre-ville où il y a déjà des affiches du programme. La Préfecture nous interpelle, car nous n’avons pas sollicité de permis pour ce type de publicité. C’est toute une expérience pour Mireille et moi !
Ce jour-là, une partie du groupe se rend chez Toto Bissainthe qui doit le lendemain assurer l’ouverture du spectacle avec le chant vaudou Atibon Legba. Notre grande chanteuse est mal en point, aphone et sa fièvre ne promet pas de lâcher. Espérant qu’elle vaincrait cette grippe, Toto, la battante, a attendu la dernière minute pour se rétracter. Jacky et Syto n’ont donc pas de plan B. Je propose alors d’apprendre ce chant aux deux actrices Joanne et Joëlle. Les tentatives sont vaines. Formelles, elles affirment : « Nous sommes des actrices et non des chanteuses ».
Jacky me demande alors de chanter moi-même. Avec l’accord de Syto et l’encouragement de tous les autres. J’aimais chanter. Chorale en Haïti, chants en groupe et, avec Kouidor, pour animer, avec des guitares d’accompagnement, oui, mais de là à me présenter en solo sur la scène de la grande salle de la Mairie de Fort-de-France et chanter a cappella devant plus de 600 personnes ! Surtout que c’est seulement la deuxième fois que Kouidor fait face au public martiniquais ! J’ai une frousse terrible d’être responsable de l’ouverture du spectacle.
Aux répétitions l’essai vocal est concluant. Mais quelle tenue porterai-je ? Régine Charlier, mannequin, s’en charge : longue tunique bourgogne, tour de tête enrubanné de jaune et de noir et anneaux immenses aux oreilles… Je ne peux plus rien dire. Mais il y a ma grande admiration pour Toto et ma timidité… La peur soudaine qui pourrait m’envahir et tout bloquer ! C’est à ce moment que Jacky va me donner quelques leçons de vie. « Ce soir, fais face à ton miroir et parle avec toi-même, dis-toi que tu t’acceptes et que tu aimes l’image que tu vois ». « Si tu t’acceptes, les autres t’accepteront, si tu t’aimes, les autres t’aimeront et demain, parce que tu peux chanter, tu chanteras. « C’est une fois dans une situation et seulement dans l’action que l’on peut se mesurer, pas dans l’appréhension ». Au sujet de la peur, faisant référence à la féroce dictature de Duvalier, il déclare : « Ceux qui disent « Je ne parlerai jamais si on m’arrête sont les premiers à parler alors que ceux qui avouent avoir très peur, vont tenir le coup ». Il ajoute pour conclure : « Je te préviens, tu es en charge de l’ouverture du spectacle, si tu la rates, tout sera manqué ». Cet échange se passe en créole avec toute la charge émotive que comporte son contenu. Il ne me dira plus rien avant l’entrée en scène.
Le lendemain, sur la scène de la grande salle municipale bondée, malgré un trac immense, ma voix est bien projetée et sans micro ! C’est le succès. Nous sommes aussi tous habités par l’impatience de tout savoir sur Quel Mort tua l’Empereur? Le public attentif ne manque pas une seule seconde du spectacle. C‘est l’ovation debout ! Un triomphe !
Les voix de Michel, Arnold et Syto résonnent encore dans ma mémoire quand je repense à cette figure centrale de Tètulia Lesperans. C’était aussi le cas, le lendemain, dans les rues de Fort-de-France et les environs où on pouvait entendre les gens dire ou chanter les extraits qui ont ponctué le spectacle, en particulier, les textes scandés, précurseurs selon moi, d’une forme de Rap :
Chapo w nan tèt ou. Wi Tètu !
Karioka w nan pie w. Wi Tètu !
……
Que de bons moments à cette époque de notre jeunesse. Et mon tour de force réussi, que je répèterai, après Fort-de-France, à New York et à Montréal. Cette brève incursion au sein de Kouidor me permettra plus tard de traverser certains moments difficiles. Merci Jacky !
En plus de sa direction artistique, Jacky se souciait de partager sa culture générale et son expérience avec les autres. C’est ainsi qu’il nous a fait connaitre le théâtre de La Mama à Manhattan. Et non loin de là, dans sa célèbre Volskwagen qu’il remplissait sans compter, de nous amener faire un tour dans un coin chaud de Harlem la nuit à une époque très dure, où la pression était telle que l’on avait tendance à baisser la tête même à l’intérieur de la voiture.
Ces souvenirs qui remontent à presque cinquante ans sont encore bien vivaces malgré le temps.
